Cette fois, notre ch`ere temp^ete ne riait pas. Au lieu d'agiter l'oce'an, comme
d'habitude, comme une maman touille l'eau du bain, pour amuser son be'be', une
vraie col`ere l'avait prise, qui montait d'heure en heure. Elle frappait notre
malheureux bateau, de plus en plus me'chamment, elle jetait contre lui des montagnes
liquides, elle le pre'cipitait dans des gouffres. La coque du paquebot craquait
et tremblait, comme si la peur, une peur panique, malgre' tout son courage, peu
`a peu, s'emparait de lui. Jamais de ma vie je n'avais e'te' si secoue'e. Je
tombais, me relevais, retombais, glissais sur le parquet soudain pentu comme
un toboggan, partout me cognais. Un coin de table m'avait entaille' la joue.
Je le sentais bien : les cahots me chamboulaient l'inte'rieur du corps. D'un
instant `a l'autre, mon coeur allait se de'crocher, de m^eme mon estomac; sous
les os de mon cr^ane, les morceaux de mon cerveau se me'langeaient...
Rien n'est plus contagieux que la peur. Depuis longtemps, le si joyeux steward
n'avait pas souri, ni mon futur fiance', le lieutenant blondinet, encore moins
le cuisinier noir que notre appe'tit d'ogre d'habitude re'jouissait tant. Ils
sursautaient `a la moindre embarde'e du bateau, ils fermaient les yeux, comme
si les coups que la mer lui portait e'taient rec_us par eux, ils se cramponnaient
les uns aux autres, ils grimac_aient ou peut-^etre priaient-ils, je voyais trembler
leurs l`evres.
Une e'trange faiblesse s'emparait de moi : j'e'tais m^eme pr^ete `a pardonner
`a Thomas tout le mal qu'il m'avait fait. Quand vient votre der-ni`ere heure,
vous abandonnez toute fierte'.
Mais tant qu'`a mourir, je voulais du bon air.
Par la main, je saisis mon fr`ere et, profitant d'un beau coup de tangage, nous
atteign^imes la porte qui donnait sur le pont.
- Interdit ! hurla le lieutenant. Vous allez vous faire emporter !
Ils tent`erent bien de nous retenir, mais trop tard, le paquebot de nouveau piquait
du nez vers le ciel. Pauvre e'quipage, c'est la derni`ere vision que je garde
de lui, un trio qui crie et gigote, plaque' contre une paroi blanche...
Dehors, impossible de respirer, le vent soufflait trop fort, j'e'touffais. Comme
un coup de poing, il e'crasait mes narines. Je croyais avoir trouve' la me'thode
dans les rafales : tourner la t^ete. Mais le vent avait compris ma mise'rable
manoeuvre, il s'engouffrait en moi par les tympans; je sentais sous mes cheveux
comme un grand nettoyage, tout ce que je savais, le vent me l'arrachait, c_a
ressortait par l'autre oreille, mes lec_ons d'histoire, les dates que j'avais
eu tant de mal `a apprendre, les verbes irre'guliers anglais... Bient^ot je serais
tout `a fait creuse. Et vide.
Thomas, comme moi, tentait de se prote'ger, les yeux affole's et les deux mains
plaque'es sur ses oreilles.
Un long coup de sir`ene retentit : l'ordre de gagner au plus vite un canot de
sauvetage.
<Bon, ma petite Jeanne, il faut voir les choses en face, cette fois c'est la
fin. Trop tard pour aller chercher une boue'e. Si nous coulons, `a qui vas-tu
bien pouvoir t'accrocher ? >
J'ai cherche', cherche' de l'aide dans mon cerveau de'sert. Un petit mot m'est
apparu, le dernier qui me restait, blotti dans un coin, deux syllabes minuscules,
tout aussi terrorise'es que moi. <Douceur.> Douceur comme le sourire timide de
Papa quand il se de'cidait enfin `a me parler comme `a une grande, douceur comme
la caresse de Maman sur mon front pour m'aider `a m'en-dormir, douceur comme
la voix de Thomas quand il me racontait dans le noir qu'il aimait une fille de
seconde, douceur, doux et soeur, les deux petits sons qui toujours m'avaient
redonne' confiance et envie de vivre mille ans, ou plus.
J'ai hurle' `a Thomas de faire comme moi :
- Choisis un mot, celui que tu pre'f`eres !
Dans le vacarme, il n'a s^urement pas entendu. La maudite temp^ete s'acharnait
trop pour nous laisser la moindre chance. `A peine ai-je eu le temps de lui crier
que je le de'testais et aussi que je l'aimais.
Avait-il, comme moi, voulu choisir un mot et lequel? Ferrari, football? Je ne
le lui ai jamais demande'. Nos mots pre'fe're's sont des affaires intimes, comme
la couleur de notre sang. Et je suis s^ure qu'il se serait moque' du mien, douceur,
un vrai mot de fille.
Lentement, ^o comme la lenteur est angoissante, lentement l'arri`ere de notre
bateau s'est dresse' vers le ciel sans soleil. Je me suis sentie tomber, douceur,
je re'pe'tais, douceur, il me semblait qu'`a force de le dire le mot gonflait,
comme le cou de certains oiseaux amoureux, je l'avais entoure' de mes bras, douceur,
ma boue'e.
Et puis les lumi`eres noires se sont eteintes et un `a un tous les bruits. Plus
rien.
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