"La grammaire est une chanson douce" (Chapitre 10, Partie 2 sur 3)
Vous e^tes comme moi, j'imagine, avant mon arrive'e dans l'i^le. Vous n'avez
connu que des mots emprisonne's, des mots tristes, me^me s'ils faisaient semblant
de rire. Alors il faut que je vous dise : quand ils sont libres d'occuper leur
temps comme ils le veulent, au lieu de nous servir, les mots me`nent une vie
joyeuse. Ils passent leurs journe'es a' se de'guiser, a' se maquiller et a' se
marier.
Du haut de ma colline, je n'ai d'abord rien compris. Les mots e'taient si nombreux.
Je ne voyais qu'un grand de'sordre. J'e'tais perdue dans cette foule. J'ai mis
du temps, je n'ai appris que peu a' peu a' reconnai^tre les principales tribus
qui composent le peuple des mots. Car les mots s'organisent en tribus, comme
les humains. Et chaque tribu a son me'tier.
Le premier me'tier, c'est de de'signer les choses. Vous avez de'ja' visite' un
jardin botanique? Devant toutes les plantes rares, on a pique' un petit carton,
une e'tiquette. Tel est le premier me'tier des mots : poser sur toutes les choses
du monde une e'tiquette, pour s'y reconnai^tre. C'est le me'tier le plus difficile.
Il y a tant de choses et des choses complique'es et des choses qui changent sans
arre^t ! Et pourtant, pour chacune il faut trouver une e'tiquette. Les mots charge's
de ce me'tier terrible s'appellent les noms. La tribu des noms est la tribu principale,
la plus nombreuse. Il y a des noms-hommes, ce sont les masculins, et des noms-femmes,
les fe'minins. Il y a des noms qui e'tiquettent les humains : ce sont les pre'noms.
Par exemple, les Jeanne ne sont pas des Thomas (heureusement). Il y a des noms
qui e'tiquettent les choses que l'on voit et ceux qui e'tiquettent des choses
qui existent mais qui demeurent invisibles, les sentiments par exemple : la cole`re,
l'amour, la tristesse... Vous comprenez pourquoi dans la ville, au pied de notre
colline, les noms pullulaient. Les autres tribus de mots devaient lutter pour
se faire une place.
Par exemple, la toute petite tribu des articles. Son ro^le est simple et assez
inutile, avouons-le. Les articles marchent devant les noms, en agitant une clochette
: attention, le nom qui me suit est un masculin, attention, c'est un fe'minin!
Le tigre, la vache.
Les noms et les articles se prome`nent ensemble, du matin jusqu'au soir. Et du
matin jusqu'au soir, leur occupation favorite est de trouver des habits ou des
de'guisements. A` croire qu'ils se sentent tout nus, a' marcher comme c_a dans
les rues. Peut-e^tre qu'ils ont froid, me^me sous le soleil. Alors ils passent
leur temps dans les magasins.
Les magasins sont tenus par la tribu des adjectifs.
Observons la sce`ne, sans faire de bruit (autrement, les mots vont prendre peur
et voleter en tout sens, on ne les reverra plus avant longtemps).
Le nom fe'minin "maison" pousse la porte, pre'ce'de' de " la ", son article a'
clochette.
- Bonjour, je me trouve un peu simple, j'aimerais m'e'toffer.
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