Depuis quelque temps, je voyais sur la mer se multiplier des triangles noirs.
Ils tournaient et retournaient autour de nous comme une ronde. Je ne compris
pas tout de suite que c'e'taient les requins. Peut-e^tre que ces be^tes-l`a ne
se nourrissent pas seulement de chair frai^che mais aussi d'histoires sinistres?
Et celle que contait Monsieur Henri n'avait rien de gai.
- Les habitants s'e'taient fait, comme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au
lieu de venir chez nous les re'apprendre, ils ont cru qu'ils pourraient vivre
dans le silence. Ils n'ont plus rien nomme'. Mettez-vous `a la place des choses,
de l'herbe, des ananas, des ch`evres... `A force de n'e^tre jamais appele'es,
elles sont devenues tristes, de plus en plus maigres, et puis elles sont mortes.
Mortes, faute de preuves d'attention; mortes, une `a une, de de'samour. Et les
hommes et les femmes, qui avaient fait le choix du silence, sont morts `a leur
tour. Le soleil les a desse'che's. Il n'est biento^t plus reste' de chacun d'entre
eux qu'une peau, mince et brune comme une feuille de papier d'emballage, que
le vent, facilement, a emporte'e.
Monsieur Henri s'est tu. Des larmes lui e'taient monte'es. Sans doute avait-il
des grands-m`eres, des grands-p`eres parmi les desse'che's? Il nous a reconduits
`a la pirogue. Les requins, apr`es la fin de l'histoire, avaient disparu.
-Vous savez combien de langues meurent chaque anne'e ?
Comment, prive's des mots et encore plus des chiffres, aurions-nous pu lui re'pondre
? Je vous rappelle qu'apr`es les cahots de la tempe^te et les agressions du vent,
nos pauvres te^tes ne pouvaient plus fabriquer la moindre phrase! Nous parvenions
tout juste `a comprendre ce qu'on nous disait.
-Vingt-cinq! Vingt-cinq langues meurent chaque anne'e! Elles meurent, faute d'avoir
e'te' parle'es. Et les choses que de'signent ces langues s'e'teignent avec elles.
Voil`a pourquoi les de'serts peu `a peu nous envahissent. `A bon entendeur, salut
! Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons en prendre soin.
Il nous regardait fixement, l'un puis l'autre, Thomas et moi. Sa gaiete', sa
gentillesse s'e'taient e'vanouies, avale'es par une gravite' terrible. Il marmonnait
pour lui-me^me, d'une main il tenait le hors-bord, de l'autre il comptait sur
ses doigts vingt-cinq de moins chaque anne'e, comme il reste cinq mille langues
vivantes sur la Terre, en 2100, il n'en restera plus que la moitie', et apr`es
?
La nuit, en tombant, lui retira sa col`ere. Comme si l'obscurite' e'tait, avec
la musique, la seule vraie maison de Monsieur Henri, l'endroit o`u il pouvait
vivre `a sa guise sans plus craindre aucun danger.
Une fois touche'e la plage, il nous laissa ranger la pirogue et partit rejoindre
un orchestre, un peu plus haut, `a la lisi`ere des arbres.
Le temps de m'allonger sur le sable, de saluer poliment les e'toiles et je dormais.
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